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De l’Université californienne où il faisait des cours très remarqués sur Husserl, le philosophe yougoslave Marco Llepovic écrivit au printemps 1972 à son ami de Sarajevo pour lui faire part de ses réflexions.
« Les élections présidentielles qui auront lieu à la fin de cette année (1972), et dont je vous dirai un mot plus loin, tant les conditions dans lesquelles elles s’engagent me paraissent saugrenues, me font revivre les sentiments que j’ai éprouvés, il y a neuf ans, au moment de l’affaire Kennedy. Qu’un grand leader politique ait été assassiné à la suite d’une ténébreuse machination policière, il n’y a là rien de bien surprenant : le drame aurait pu se produire dans n’importe quel autre pays du globe. L’inquiétant, à mon sens, c’est la passivité et la malléabilité dont les Américains ont fait preuve à cette occasion. Car enfin, voici des gens en tout point admirables : ils sont simples, généreux, accueillants, pleins de bonne volonté dans les rapports humains, disciplinés dans les rapports sociaux, très appliqués dans l’exercice de leurs professions, ils possèdent enfin dans tous les domaines un savoir-faire immense, sans parler du splendide physique que les sports et le niveau de vie le plus élevé du monde leur ont donné. Et pourtant, ces gens supérieurs sont, politiquement, des enfants. Ils se laissent manipuler et influencer avec une déconcertante facilité. Supposons que dans n’importe quel pays européen, un Président aimé et respecté ait été tué, que son assassin présumé ait été interrogé mais qu’aucune trace ne subsiste de son interrogatoire (la police locale n’ayant pas de crédit pour acheter un magnétophone), que cet assassin ait été tué à son tour par un gangster dont les liens avec la police sont établis, il n’en faudrait pas davantage pour déclencher, aussitôt, un puissant mouvement d’opinion qui aurait rendu impossible, avant même qu’elle ait tenté d’éclore, la tentative officielle d’étouffement du rapport Warren. Aux États-Unis, non seulement le rapport Warren a pu naître, en raison de l’apathie de l’opinion, mais il a bien failli enterrer l’affaire, et si celle-ci, en fin de compte, a rebondi, mais trop tard – et à mon sens, sans aucune efficacité politique – c’est parce que les comploteurs, par un excès de précaution, ont fait disparaître, l’un après l’autre, quatorze témoins importants du drame. C’est la répétition des morts violentes providentielles qui a fini par réveiller l’opinion, dans une mesure encore bien modeste, alors qu’en Europe, dès le début, l’assassinat du meurtrier présumé par un gangster-flic aurait suffi pour ébranler les masses.
« Cette malléabilité du peuple américain, je la retrouve aujourd’hui, avec la même inquiétude, à l’approche des élections présidentielles. J’assiste, en ce moment, à un phénomène qui tiendrait de la farce s’il n’était, en même temps, terriblement menaçant. On est en train de vendre au public américain comme futur candidat à la présidence l’acteur hollywoodien Jim Crooner. Je ne suppose pas qu’à Sarajevo, tu aies jamais vu un film où cet acteur jouait : mais ici, il est fort célèbre. Physiquement, c’est un mélange de James Stuart et de Gary Cooper. Grand, mince, la cinquantaine athlétique, les cheveux à peine grisonnants, le sourire plein de bonté mélancolique, il a l’air de porter sur ses larges épaules le fardeau du genre humain. Pour les Américaines, il est à la fois un frère, un père et un mari, l’incarnation de la virilité bienveillante en trois personnes, la vaste poitrine sur laquelle il fait si bon pleurer. Pour tous, il est l’homme fort, plein de ressources et de know-how[49], qui, avec un minimum de paroles et quelques pincées d’humour, arrache la malheureuse blonde à cinquante Indiens qui se préparaient à la violer.
« Par malheur, le héros providentiel ne se contente plus de sauver en plein désert les héroïnes à permanente. Il va maintenant sauver les États-Unis d’Amérique (et par conséquent, le monde libre) des périls qui l’assaillent. C’est effarant, parce qu’aussi incroyable que cela paraisse à un Européen, Jim Crooner a beaucoup de chances d’être élu à la Présidence. En réalité, tout a commencé en novembre 1966, il y a six ans, quand l’acteur Reagan, qui présentait une marque de cigare à la T.V., a été élu gouverneur de l’État de Californie. L’opération Crooner est la suite logique de l’opération Reagan. Je ne sais quelles forces poussent Crooner à la tête des États-Unis. Mais il faut que ces forces soient bien puissantes pour dépenser sur lui depuis plusieurs mois des sommes fabuleuses, car cette vente coûte cher. Crooner a derrière lui une puissante machinerie, agence de publicité, relations publiques et brain-trust. À titre indicatif, et d’après ce qui se dit et même s’imprime ici, le film à la gloire – politique – de Jim Crooner a coûté cent cinquante mille dollars, et il a passé quarante fois environ sur différentes chaînes de télévision (qui, ici, vendent de la politique aux téléspectateurs comme elles leur vendent du savon), au prix de sept mille dollars pour une heure d’émission (le film dure environ une heure) soit un total de deux cent quarante mille dollars. Ce n’est là qu’un commencement : on annonce déjà un autre film. Par ailleurs, une luxueuse brochure illustrée retraçant la vie, le combat et les idéaux de Jim Crooner a été envoyée jusqu’à ce jour à quarante millions de personnes ; on estime que l’impression et l’envoi ont coûté huit cent mille dollars. Le programme politique dans tout ceci ? Bien entendu, il n’y en a pas. À C’est très intéressant, part son splendide physique et son merveilleux talent d’acteur, Crooner ne sait rien, ne pense rien, ne veut rien. C’est un vase vide qui attend un contenu. Ses discours, ses plaisanteries, ses anecdotes, le sob-stuff[50] sur son enfance pauvre, et ses reparties foudroyantes à de pseudo-adversaires lors de débats télévisés truqués, tout a été appris par cœur. L’inquiétant, dans l’opération Crooner, c’est cela précisément : le choix, pour présider aux destinées de l’État le plus puissant du monde, d’un homme aussi dépourvu d’intelligence et d’expérience politique. De Kennedy à Johnson et de Johnson à Crooner, la fonction présidentielle aura subi une dégradation stupéfiante. Kennedy avait des idées et du courage, il savait dire « non » – on peut même soupçonner que c’est en raison de cette aptitude à dire « non » qu’il a été supprimé. Quant à Johnson, en dépit de ses évidentes faiblesses, il a quand même été élevé dans le sérail, c’est un politicien de métier ; j’aime à croire qu’il s’est engagé dans des voies belliqueuses à contrecœur, peut-être avec mauvaise conscience. Les discours moraux dont il croit bon d’accompagner chaque nouveau degré de l’escalade en témoignent. Mais si Crooner est élu, la présidence des États-Unis sera occupée par un homme qui aura à peu près autant d’influence réelle sur la politique des États-Unis que Tchang Kaï-chek ou le maréchal Ky.
« Que cette dégradation soit voulue par ceux dont elle sert les desseins, c’est évidemment là l’inquiétant, car Jim Crooner fera tout ce qu’on voudra – de l’air bon, juste et responsable dont il a le secret –, y compris jeter la première bombe H sur la Chine. J’espère de tout mon cœur me tromper, mais si Crooner est élu, le monde se rapprochera à une allure vertigineuse de cette guerre majeure en Asie dont sortira peut-être une guerre mondiale. »
*
Arlette roula, s’étendit bien à plat sur le dos et écouta dans l’obscurité tiède le ressac battre l’îlot. Le bruit paraissait venir du port minuscule qui leur servait aussi de piscine, mais elle savait qu’il n’en était rien, le chenal, entre les rochers, était si étroit et si courbe qu’aucune vague ne pouvait déferler jusqu’aux jetées, c’est au nord, derrière le dossier de son lit, derrière le mur de la maison, derrière l’énorme citerne que le dernier cyclone avait remplie à ras bord, que la mer se brisait sur la ceinture d’écueils, c’était un côté de l’îlot où ils n’allaient jamais, de l’étendue pour rien, un petit désert de cailloux, pas une crique sableuse, pas un endroit où se baigner, ou même lancer le plus petit des deux pneumatiques, rien que des brisants, des tourbillons, des monceaux d’écume, mais au sud, sur la terrasse, on avait rapporté un peu de la terre du continent, de quoi faire pousser des bougainvilliers et décorer la longue maison basse et trapue, aveugle au nord, qu’Henry appelait le « blockhaus » parce qu’elle était construite en béton pour résister aux typhons, le seul bruit qui venait vraiment du port, c’était le sifflement continu dans les haubans du Caribee, parce que le beau mât en aluminium était si haut qu’il dépassait maison, îlot et rochers et s’exposait seul, comme une antenne, à tous les vents, le Caribee était compris dans le prix, Goldstein avait dû se fâcher pour empêcher Henry de conclure l’affaire le jour même, un an, un an déjà, et Michael, pendant tout ce temps, derrière des barreaux, sa pensée est comme un remords, n’est-ce pas horrible de se dire qu’il ne sera libéré qu’en 1976, dans quatre ans. Cinq ans de vie volée à son âge, parce qu’il n’a pas voulu prendre part à une guerre qu’il jugeait injuste, le conformisme érigé en loi tyrannique, la liberté de conscience bafouée au nom de la liberté, Lisbeth, mais je ne veux pas plaindre Lisbeth, elle a trahi, elle a essayé de nuire, les yeux de cette fille, la façon dont elle me dévisageait, je ne savais plus où me fourrer, vous devriez bien vous rendre compte que vous ne serez jamais pour lui qu’un numéro dans une série, mais après tout, c’était quand même bien une femme, il n’y a qu’une femme pour trouver la phrase qui fait si mal, la perfide petite trouvaille de style qu’on ne pourra jamais plus oublier, un numéro dans une série, Arlette sentit son visage durcir, elle étendit la main gauche, tâtonna sur la table, il était là, renversé comme toujours sur sa face lunaire, les chiffres maniérés, quasi illisibles brillant dans la demi-obscurité, quatre heures vingt ou cinq heures vingt, ils ne pouvaient donc pas écrire leurs chiffres comme tout le monde, un réveil, en principe, c’est fait pour lire l’heure, elle se retourna, il dormait en chien de fusil en faisant des puffes, le visage comme un enfant ou comme un lion gentil, la grosse tête posée douillettement sur ses pattes croisées, un flot de tendresse l’envahit, elle passa sa main sur l’épaule découverte et la retira aussitôt, il se réveillait si vite, je ne lui demanderai jamais, il y a des choses plus importantes dans sa vie, un homme n’est pas un outil qu’on utilise, mais pourquoi ne puis-je penser à ça sans plaindre Bi et son petit delphineau mort-né, quel chagrin elle a eu, et quelle tragédie si le premier couple de dauphins à parier un langage humain n’avait jamais plus de petit, je me souviens de la déception d’Henry, il y a un an, quand Bi refusa la présence d’une autre delphine dans le bassin et quelle joie quand Bi est devenue enceinte, tu verras, tu verras, ce delphineau sera bilingue, mon dieu, cet accouchement terrible, quelles heures, Bi perdue, on perdait Fa, on perdait tout, oh, je ne veux plus y penser, et depuis, ce piétinement dans l’étude des sifflements, ces difficultés inouïes, Bi, comment dirais-tu en sifflant : lance-moi cet anneau ? Je ne le dis pas, pourquoi ?, il n’y a pas d’anneau dans la mer, le nombre incroyable de choses humaines pour lesquelles ils n’ont, évidemment, pas d’équivalent, et certains des sifflements presque impossibles à reproduire par un organe humain, alors, faudra-il inventer une machine à siffler le delphinais ?, Henry si découragé, si humilié, j’ai volé ma réputation, je n’ai rien résolu, rien, rien, deux dauphins, qui parlent, ce n’est pas une espèce, Adams, vous devez comprendre que ce sera long, la recherche commence à peine, la recherche c’est long, je n’y peux rien, nous sommes à la moitié du chemin, dans deux ans, oui, peut-être deux ans, nous posséderons le delphinais et alors, nous pourrons apprendre l’anglais à toute l’espèce, ce n’est pas faute, depuis, d’avoir travaillé comme des fous, toute l’équipe, Bob, Peter, Suzy, Simon, j’étais si soulagée quand Henry a remplacé Lisbeth par Simon, j’avais peur qu’il choisît une autre fille et qu’il en tombât amoureux, un numéro dans une série, c’était au moment de l’affaire de l’album, j’étais furieuse contre Maggie, elle est tombée des nues, mais voyons, Arlette, comment pouvez-vous me prêter cette, voyons, mais c’était un spectacle à dégoûter un satyre, cette collection de bonnes femmes qui se ruaient sur Henry comme des chiennes en chaleur pour le renifler, quelle image, pauvre Maggie, je ne devrais pas rire, quelle immense injustice qu’une fille comme elle, n’est-ce pas affreux de rire d’elle comme nous faisons, mais on ne peut pas toujours la plaindre, elle se répète à satiété, voyez-vous, Arlette, le drame, avec Bob, c’est que je ne veux pas d’enfants, les yeux sérieux, graves, fixés sur vous, le torse tendu en avant, la femme de devoir, l’intellectuelle problematische, mauvaise actrice par-dessus le marché, la voix, le geste, le regard, elle en met trop, quand elle délire, dit Henry, je m’en aperçois aussitôt, c’est si peu artistique, et peut-être le plus à plaindre, c’est Bob, il passe son temps à la fuir, il évite même son regard, il ne se place jamais à côté d’elle à table, je n’ose même plus lui demander l’heure, je me demande ce qu’elle va comprendre, il est drôle, je dois reconnaître qu’il est drôle, je n’ai jamais compris comment Henry lui avait pardonné si vite de s’être mis au service de cet horrible C, mais Henry est au-dessus de tout ça, il plane, il excuse presque tout, peut-être tient-il compte du fait que Bob, depuis le départ de Michael, s’est mis à travailler comme un fou, toujours volontaire pour tout, le résultat, c’est qu’il passe des heures et des heures avec Fa et Bi, ils raffolent de lui, il nous a presque supplantés dans leur affection, je n’aime pas ça, je me demande si Bob n’obéit pas à une consigne, il faudra que je mette Henry en garde, je n’ai aucune confiance dans ce petit serpent, si maniéré, si efféminé, si narcissique, je déteste la façon dont il entortille ses jambes sous lui quand il s’assoit, peut-être simplement, comme dit Greenson, un des mâles américains de la génération frigide, ces types qui préfèrent la marijuana ou le L.S.D. au sexe, qui se contentent dans ce domaine de satisfactions rapides et faciles (dixit Greenson), je trouve cet euphémisme étonnant, pauvre Bob, même pas le courage d’être vraiment pédé, un comble que j’en vienne presque à le lui reprocher, elle saisit le réveil avec humeur, fixa quelques secondes son cadran lumineux, quand on ne dort pas, le temps se traîne, il passe si vite le reste du temps, les semaines et les semaines et les semaines, deux ans déjà depuis qu’Henry, curieux que l’image du bonheur pour moi, c’est une pluie torrentielle noyant le pare-brise d’une auto, le lecteur de cartes éclairait mes jambes, j’avais peur qu’il les vît trembler, je sentais mon corps fondre sous son regard, un cyclone nommé Hanna, étrange qu’il ait tué cent cinquante personnes et qu’à moi il ait apporté une vie, une vraie vie, l’impression, avant, pendant cinq, six ans, d’étouffer dans la solitude, la confusion, et même, pendant un an, la paresse, et cette liaison inepte, intellectuellement dégradante, je me sentais comme engluée, et puis, tout d’un coup, quand j’ai été reçue à mon doctorat, cette confiance en moi, cette force, cette fierté, j’ai compris que j’allais réussir à rompre, chère Miss Lafeuille, j’ai lu votre thèse sur le comportement du Tursiops truncatus en captivité, et je me demande si vous n’aimeriez pas travailler avec moi, quand j’ai vu sa signature, j’ai bondi de joie, il est venu me chercher à l’aérodrome avec Michael, j’étais presque jalouse de Michael, il l’aimait tant, il l’aimait vraiment comme un fils, il lui avait appris tant de choses, et pourtant, celui des deux maintenant qui influence l’autre, c’est Michael derrière ses barreaux, il y a une magie dans ces barreaux, Henry lit toute la presse, il lit et relit ses lettres, curieux qu’on laisse partir tout ce que Michael écrit sans la moindre censure, je suppose qu’on doit photocopier tout ça et les réponses d’Henry aussi, et qu’il y a quelque part, sur le bureau d’Adams, sur celui de C, de qui d’autre encore, un admirable dossier bien en ordre avec références, notes, index analytique, commentaires nuancés pour chaque phrase d’Henry, dus aux meilleurs politico-psychologues, le dossier contre Oppie avant son procès avait plusieurs mètres de haut, mais quand je dis ça à Henry il rit, c’est tout, que veux-tu, l’espionnage et la délation sont les deux mamelles de l’intelligentzia U.S., quand on pense que la C.I.A. subventionnait l’Association nationale des Étudiants et qu’une Université américaine avait accepté de servir de couverture à une mission de spécialistes au Vietnam, on se dit que tout, absolument tout, est possible, mais tu devrais quand même faire un petit peu plus attention à ce que tu écris à Michael, je te trouve terriblement imprudent, ta célébrité ne te rend pas tabou, rappelle-toi Oppie, mais il ne veut jamais rien entendre, quand on touche de loin ou de près à tout ce qui intéresse le courage, il a un réflexe espagnol, il se raidit et se drape, je ne veux pas commencer par m’autocensurer, je ferais le jeu de tous ces flics, c’est pour cela qu’ils existent : pour vous amener peu à peu à vous châtrer vous-même, et on ne peut pas dire, certes, que Henry sous-estime sa virilité, Il rit sans bruit, étendit le bras et posa le bout des doigts sur son épaule, au bout d’un instant, elle sentit qu’il refermait sa main sur la sienne, elle dit doucement, tu ne dors pas, je peux venir dans tes bras, je peux te parler ?
*
Conversation de Sevilla et d’Adams
22 juillet 1972, pièce pl 56279, confidentiel
Adams. – Je suis très heureux de vous revoir. Je ne vous avais pas vu, je crois, depuis la conférence de presse du 20 février 70, mais vous avez été assez bon, depuis, pour m’envoyer un exemplaire de votre livre. D’après ce qu’on me dit, il s’est très bien vendu.
Sevilla. – À mon grand étonnement. Car je n’y ai mis aucun des ingrédients que Brücker m’avait recommandé, seulement les faits.
Adams. – Eh bien, je vais vous dire, c’est ce sérieux qui a plu.
Sevilla. – Goldstein a une explication beaucoup plus cynique. Il prétend que le livre se serait vendu de toute façon, même si je l’avais écrit avec mes pieds.
Adams. – Je n’en crois rien. Votre référence à Jim Crooner a beaucoup amusé Lorrimer. Vous ne l’aimez pas ?
Sevilla. – Non.
Adams. – Je ne partage pas votre sentiment. Si Crooner est élu, je crois qu’il fera couler du sang frais dans les veines de notre vieille administration.
Sevilla. – Espérons que c’est le seul sang qu’il fera couler.
Adams. – Vous le croyez si dur ?
Sevilla. – Je crois qu’il fera tout ce qu’on voudra.
Adams. – Oh, vous êtes pessimiste ! Êtes-vous content des services de Goldstein ?
Sevilla. – Très. Pour ne rien vous cacher, il m’est devenu indispensable. C’est un ami.
Adams. – J’en suis ravi. J’apprends que votre livre va être traduit dans vingt-trois langues et qu’Hollywood va en faire un film.
Sevilla. – Exact.
Adams. – J’apprends aussi que Look vous a acheté les droits de prépublication pour six cent soixante mille dollars. En outre, Brücker l’a vendu en postpublication dans le Livre de Poche en version intégrale pour cinq cent mille dollars et quatre cent mille dollars en version abrégée dans le Reader’s Digest. Brücker doit se lécher les babines.
Sevilla. – Ce n’est pas par Goldstein que vous savez tout ça.
Adams. – Non. Goldstein est très discret. Ces chiffres ont été publiés la semaine dernière par Time. Time calcule que vos droits d’auteur atteignent ou atteindront en tout, films et traductions compris, trois millions de dollars. Est-ce exact ?
Sevilla. – Bravo pour Time.
Adams. – Qu’est-ce qu’on ressent, quand on devient millionnaire ?
Sevilla. – Entre autres choses, un sentiment de liberté.
Adams. – De liberté ?
Sevilla. – Avant, j’étais libre, théoriquement, d’acheter une grande maison dans une île des Florida Keys avec un petit port privé et un yacht…
Adams. – Théoriquement. Vous avez une façon originale de dire les choses. (Il rit.) Pour cette maison, je suis sûr que vous avez dû vous faire abominablement voler.
Sevilla. – Non. Goldstein m’a conseillé.
Adams. – Vous avez dit un sentiment de liberté « entre autres choses ».
Sevilla. – Oui. J’éprouve aussi un sentiment de culpabilité.
Adams. – De culpabilité ? Pourquoi, de culpabilité ? Vous n’avez pas volé cet argent, c’est le fruit de votre travail.
Sevilla. – J’ai l’impression d’avoir été surpayé.
Adams. – Et Brücker alors !
Sevilla – Je ne pense pas à Brücker. J’ai l’impression d’être surpayé par rapport à des gens qui travaillent beaucoup et gagnent peu.
Adams. – Oh, oh. N’était le yacht, je vous soupçonnerais d’être socialiste. Mais voyons, ces gens dont vous parlez, n’ont pas vos qualifications.
Sevilla. – Oui, mais c’est immoral qu’il y ait tant d’écart entre eux et moi.
Adams. – Est-ce à cause de ce sentiment de culpabilité que vous continuez à garder tout votre argent sur votre compte en banque sans le placer ?
Sevilla. – Non. Le problème est différent. L’idée que mon argent puisse travailler à ma place me répugne.
Adams. – De toute façon, il travaille pour quelqu’un. Votre banquier doit vous bénir.
Sevilla. – C’est son affaire. Je suppose que c’est pour cela qu’il est devenu banquier : pour faire de l’argent avec l’argent. Mais mon affaire à moi, c’est de travailler.
Adams. – Alors, il faut donner vos millions. (Il rit)
Sevilla. – Oui, mais à qui ? Je voudrais qu’ils soient vraiment utiles et je me méfie de la philanthropie.
Adams. – Voyons, je plaisantais. (Un silence.)
Sevilla. – Est-ce qu’on ne pourrait pas abréger ces préliminaires ? Vous êtes si nerveux que vous me faites un peu peur.
Adams. – Je ne suis pas nerveux.
Sevilla. – Vous avez essuyé deux fois les paumes de vos mains avec votre mouchoir.
Adams. – (Il rit.) Il faut se méfier des scientifiques. Ils ont l’esprit d’observation. (Un temps.) Eh bien, j’ai de la sympathie pour vous et je pense que ce que je vais vous dire va vous bouleverser. J’ai à vous dire des choses très désagréables.
Sevilla. – J’en avais jugé ainsi à la longueur de votre préambule. Mais j’ai déjà rendu hommage à votre habileté.
Adams. – Ce n’est pas de l’habileté. C’est de l’embarras.
Sevilla. – Eh bien, tirez ! Qu’est-ce que vous attendez ?
Adams. – Ne me boxez pas. C’est bien pire que tout ce que vous pouvez imaginer. J’ai reçu un ordre très choquant, c’est mon devoir de vous le faire connaître et j’en suis tout à fait navré. Comme vous le savez, j’ai de la sympathie pour vous.
Sevilla. – Mais elle ne passe pas avant votre loyauté envers vos chefs.
Adams. – À dire vrai, non.
Sevilla. – Eh bien, parlez. Dois-je démissionner du projet Logos ?
Adams. – Non, ce n’est pas ça. En un sens, c’est pire. (Un silence.) Nous allons vous enlever Fa et Bi.
Sevilla. – Vous allez m’enlever Fa et Bi ?
Adams. – Temporairement. Restez assis, je vous prie. Oui, je le regrette, mais c’est un ordre.
Sevilla. – Mais pour quoi faire ? Pour les mettre où ?
Adams. – Je ne peux pas répondre à ces questions.
Sevilla. – Mais c’est insensé ! Vous ne vous rendez pas compte ! Fa et Bi ne supporteront jamais cette séparation ! Vous brisez des liens affectifs vieux de plusieurs années.
Adams. – Bob Manning les accompagnera.
Sevilla. – Bob !
Adams. – Je vous en prie, maîtrisez-vous. Ressentez-vous un malaise ? Voulez-vous que…
Sevilla. – Non, merci. Ce n’est rien. Ça va passer.
(Un silence.) Tout ceci est d’une abominable hypocrisie. Adams, je vais vous dire ce que je pense : depuis deux ans, vous me faisiez bonne figure, et depuis deux ans, Bob, sur votre ordre, derrière mon dos…
Adams. – Ce n’était pas mon ordre. Mais c’est moi qui le lui ai transmis. Ma responsabilité s’arrête là.
Sevilla. – Quel répugnant machiavélisme ! Et dans quel but, je me le demande !
Adams. – Je vais être franc : nous avons décidé de vous tenir à l’écart de toutes les utilisations pratiques…
Sevilla. – Vous voulez dire de toutes les utilisations militaires…
Adams. – J’ai dit pratiques.
Sevilla. – Mais Bob, lui, est plus souple. Il pourra donc savoir où vous allez fourrer Fa et Bi et quelles idioties vous allez leur faire faire.
Adams. – Nécessairement, puisqu’il les accompagnera.
Sevilla. – Je n’en crois pas mes oreilles ! Vous avez oublié que Bob est une créature de Mr. C ?
Adams. – Je ne vois pas que ce soit gênant.
Sevilla. – Le noble Mr. C est donc, lui aussi, dans cette affaire !
Adams. – Pas le moins du monde.
Sevilla. – Pensez-vous que Bob bouge le petit doigt sans avertir Mr. C. ?
Adams. – Cela nous regarde.
Sevilla. – Mais le projet Logos, dans tout cela ? Qu’est-ce qu’il devient ? C’est insensé ! Nous sommes à mi-chemin de l’étude des sifflements, et vous nous enlevez nos sujets ! les seuls dauphins qui puissent, à l’heure actuelle, coopérer avec nous ! Mais c’est monstrueux ! Songez à votre responsabilité devant la science s’il leur arrivait quelque chose.
Adams. – Il ne leur arrivera rien du tout. La séparation n’est que temporaire. Nous vous rendrons Fa et Bi.
Sevilla. – Dans combien de temps ?
Adams. – Je ne suis pas autorisé à vous fixer une date.
Sevilla. – Et vous ne craignez pas qu’à leur retour ils me racontent ce qu’ils auront fait avec vous ?
Adams. – Ils n’auront rien fait qu’ils ne puissent vous raconter.
Sevilla. – Dans ce cas, pourquoi ne pas m’autoriser à les accompagner ?
Adams. – Je vous l’ai déjà dit.
Sevilla. – Je n’ai pas le droit de voir ce qu’ils font, mais ils auraient le droit de me le raconter !
Adams. – Ce genre de contradiction ne me gêne pas.
Sevilla. – Je me demande ce qui vous gêne ! Avez-vous seulement pensé à demander l’avis de Fa et Bi avant de les enlever à leur famille ? Car nous sommes leur famille, j’espère que vous le comprendrez. Adams, écoutez-moi, je n’ai pas honte de le dire, je les considère comme mes enfants.
Adams. – Nous avons, bien entendu, tenu le plus grand compte de l’aspect sentimental des choses. Bob a, au préalable, obtenu le consentement de Fa et Bi à ce voyage.
Sevilla. – À mon insu !
Adams. – Bob leur a précisé qu’il les accompagnerait. Ils aiment beaucoup Bob, comme vous savez.
Sevilla. – Il a fait tout ce qu’il fallait pour ça, l’abominable petit serpent ! Il m’a trahi deux fois. En m’espionnant pour le compte de C, et en captant, sur votre ordre, derrière mon dos, l’affection des dauphins pour se substituer à moi.
Adams. – Il me semble que vous dramatisez beaucoup. Fa et Bi, après tout, ce ne sont que des bêtes.
Sevilla. – Mais vous ne comprenez rien ! Ils parlent, j’ai avec eux beaucoup plus de contacts qu’avec certaines personnes. Fa et Bi sont des êtres comme vous et moi ; et je les aime comme mes enfants, je vous l’ai déjà dit.
Adams. – Je n’avais pas pris ça littéralement. Je suis navré. D’autant plus qu’il me reste à vous apprendre le pire. Je crains de vous faire beaucoup de peine.
Sevilla. – Vous ne me ferez aucune peine : je vous donne ma démission.
Adams. – Je dois vous prévenir loyalement…
Sevilla. – Je ne crois pas à votre loyauté.
Adams. – Sauf à l’égard de mes chefs, je sais. Eh bien, c’est en leur nom que je parle. Si vous considérez votre démission comme un moyen de pression pour nous faire renoncer à notre projet, vous vous trompez. Nous n’y renoncerons pas. Et si, malgré tout, vous persistez à nous donner votre démission, nous sommes, cette fois, décidés à l’accepter.
Sevilla. – Vous ne parleriez pas autrement si vous vouliez m’inciter à vous la donner.
Adams. – Pas du tout.
Sevilla. – Allons, allons, Adams ! Ne sous-estimez pas mon intelligence. Croyez-vous que je ne comprenne pas pourquoi ma démission vous arrangerait ?
Adams. – Je ne vois vraiment pas pourquoi.
Sevilla. – Parce qu’elle vous garantirait la discrétion de Fa et Bi à mon égard, une fois leur mission accomplie.
Adams. – Il ne s’agit pas d’une mission.
Sevilla. – Si ! Et diablement importante, puisque vous êtes prêts, pour elle, à mettre en danger le projet Logos. Un projet pour lequel vous avez dépensé, depuis dix ans, des sommes colossales !
Adams. – Vous exagérez beaucoup. Le projet Logos n’est nullement en danger. Fa et Bi vous seront rendus sous peu sans une égratignure.
Sevilla. – Et moralement, vous me les rendrez intacts ?
Adams. – Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
Sevilla. – Je vais vous poser une question : savez-vous comment Fa et Bi réagiront, après coup, à ce que vous leur aurez fait faire ?
Adams. – Je ne comprends pas le sens de votre question. Nous ne leur ferons rien faire d’anormal. (Un silence.)
Sevilla. – Et vous n’avez pas peur qu’en rentrant, je dissuade Fa et Bi de partir avec Bob ?
Adams. – Si. Justement. Nous y avons pensé. Nous avons pris nos précautions.
Sevilla. – Quelles précautions ?
Adams. – Je vous ai dit qu’il me restait à vous apprendre le pire. Le voici : quand vous rentrerez, vous ne trouverez plus Fa et Bi. Notre équipe est en train de les emmener.
Sevilla. – Mais c’est un abominable guet-apens ! Vous m’avez fait venir ici, et pendant ce temps… Mais c’est odieux ! Les mots me manquent, comment pouvez-vous traiter vos semblables avec un tel mépris !
Vous m’avez manipulé de la façon la plus cynique.
Adams. – Maîtrisez-vous, je vous prie. De toute façon, ça ne change rien. Nous avons voulu éviter des scènes désagréables.
Sevilla. – Vous n’avez pas cessé de jouer votre partie derrière mon dos. C’est affreux. Vous vous êtes conduit à mon égard avec l’hypocrisie la plus répugnante !
Adams. – J’ai reçu des ordres et je les ai exécutés.
Sevilla. – C’était des ordres ignobles, permettez-moi de vous le dire.
Adams. – Pourquoi ne pas le dire vous-même à Lorrimer ? C’est lui qui me les a donnés.
Sevilla. – Écoutez, Adams, je… (Un temps.) N’essayez pas de me provoquer. Vous seriez trop content de me démissionner.
Adams. – Personne ne songe à vous démissionner. Vous souffrez d’un complexe de persécution.
Sevilla. – Avez-vous d’autres remarques à faire, à part celles concernant ma psychologie ?
Adams. – Non.
Sevilla. – Dans ce cas, je suggère que nous mettions fin à cet entretien. Je trouve cela si abominable, si écœurant. Je préfère m’en aller. Réellement, c’est à peine si je peux supporter votre vue.
Adams. – Croyez-le ou non, Mr. Sevilla, je suis navré. Au revoir.
Sevilla. – Je ne pense pas que nous nous reverrons.
*
Le 14 août 1972.
Cher Mr. Sevilla,
La commission s’est réunie hier et m’a chargé de vous communiquer ses décisions. Les expériences que vous poursuiviez dans le bassin B sur l’hydrodynamique de la peau ayant été interrompues en 1966 afin de vous permettre de concentrer vos efforts sur les expériences linguistiques du bassin A, et celles-ci ne pouvant être poursuivies pour le moment, étant donné le départ de vos sujets – c’est le terme que nous vous demandons d’employer dans cette correspondance –, la commission a estimé qu’il ne lui serait pas possible de demander au Congrès le renouvellement des crédits de fonctionnement du laboratoire, que vous dirigez.
En conséquence, la commission vous prie d’aviser vos collaborateurs que les dédits prévus dans leurs contrats en cas de résiliation avant terme leur seront réglés dans les plus brefs délais. Il va sans dire que les même dispositions sont prises à votre égard.
La commission a nommé le Dr. Edward E. Lorensen curateur à titre provisoire du laboratoire que vous dirigiez. Il se mettra en contact avec vous à partir du 16 août, et prendra toutes les initiatives nécessaires au classement et à la conservation des fiches, archives, enregistrements, films et documents du laboratoire. La commission vous demande de faciliter au maximum la tâche du Dr. E. E. Lorensen, et m’accuser réception de la présente lettre.
Sincèrement vôtre,
D. K. Adams.
Le 15 août 1972
Cher Mr Adams,
J’accuse réception de votre lettre du 14 août. Mes collaborateurs et moi-même serons à partir du 16 août à la disposition du Dr Lorensen.
Je n’aime pas l’idée de demander quoi que soit à la commission. Néanmoins, je pense que je dois le faire, dans l’intérêt même de mes sujets. J’aimerais, quand ils seront de nouveau accessibles, qu’il me soit accordé de leur rendre visite[51].
Sincèrement vôtre,
H. C. Sevilla.
Le 15 août 1972
Cher Mr Sevilla,
Suite à mon télégramme de ce jour, je vous confirme que je ne pourrai arriver que le 20 août, ayant été retardé.
En acceptant la tâche qui m’a été confiée, j’ai tenu à souligner que je compte me tenir dans les limites étroites de mes fonctions de curateur. Dans l’hypothèse où vos sujets seraient rendus au laboratoire que vous dirigiez, j’ai nettement fait comprendre à la commission que je ne comptais en aucun cas prendre la suite de vos travaux. J’espère en effet que, dans cette hypothèse, il vous sera possible de revenir sur votre démission, et de finir vous-même la tâche que vous avez si brillamment commencée.
J’imagine que vous devez être très contrarié d’être séparé de vos sujets, mais que c’est une consolation pour vous que votre assistant ait accepté de les accompagner.
Bien sincèrement,
E. E. Lorensen.
Le 16 août 1972
Cher Mr Lorensen,
Votre lettre me donne beaucoup d’estime pour vous, et un renouveau d’amitié pour l’animal humain, qui, en ce moment, ne m’apparaît pas, je dois le dire, sous des couleurs bien flatteuses.
Je crains que les faits ne vous aient été présentés d’une façon inexacte. J’ai donné ma démission oralement, sous le choc que j’ai ressenti en apprenant que mes sujets allaient m’être enlevés. Mais je n’ai confirmé cette démission ni dans la suite de l’entretien, ni bien entendu, par écrit. D’autre part, c’est sans mon consentement, et même à mon insu, que mon assistant a accepté d’accompagner mes sujets.
Je ne rétablis pas les faits pour que vous reveniez sur votre décision. Bien au contraire. Je préfère que ce soit vous qui assuriez les fonctions de curateur, plutôt qu’un autre chercheur qui n’aurait pas vos scrupules.
Je vous attends le 20. Sincèrement vôtre,
H. C. Sevilla.
Le 18 août 1972
Cher Mr Sevilla,
Je suis de nouveau retardé et je ne pourrai arriver que le 25.
Je suis désolé des précisions que vous m’apportez.
Elles jettent une lumière singulière sur le rôle joué par votre assistant et sur le souci de vérité des bureaucrates qui nous dirigent. Ayant « acheté » des cerveaux – ici et en Europe –, ils ont l’impression qu’ils peuvent en faire ensuite tout ce qu’ils veulent.
Je n’ai pas caché à Adams qu’à mes yeux c’était une folie de vous enlever, même temporairement, vos sujets. Je ne vois aucune utilisation pratique qui soit assez importante pour justifier l’interruption d’une recherche fondamentale.
Bien sincèrement,
E. E. Lorensen.
*
Dans les îles des Florida Keys, je n’aimais ni les marais ni les palétuviers, ni la route avec ses ponts d’île en île jusqu’à Key West, je voulais une île avec des rochers, une île qui en soit une, avec une ceinture d’écueils, et quand j’ai vu les rochers d’Huatuey avec le Caribee au mouillage dans le petit port, mon cœur a bondi, le Caribee, c’était un beau jouet verni pour adultes, un rêve d’adolescent devenu vrai à un âge où on peut encore l’aimer, et maintenant, il faut que je me cravache pour le sortir, Arlette lit sur la plage avant, si elle restait dans le cockpit avec moi, on recommencerait à parler de Fa et Bi, et moi, d’être seul, silencieux, replié, à barrer le Caribee, cela me calme, elle le sent, elle va souffrir de son côté en faisant semblant de lire, où je suis, je n’aperçois de l’autre côté du roof que l’auréole de l’immense chapeau de paille dont elle se protège la tête, elle a dû retirer son bikini pour dorer les zones pâles de sa peau, même de penser à son corps ne me fait plus plaisir, étrange comme la douleur morale efface le désir même quand l’amour reste intact, c’est comme s’il y avait dans la douleur une diminution qui vous pousse à vous diminuer davantage, une mutilation qui réclame d’autres mutilations, c’est faux, c’est archi-faux qu’il y ait dans la souffrance une vertu magique, la souffrance est défaite, paralysie, humiliation, rien de bon, jamais n’est sorti d’elle, il faut la vaincre, et moi, pour la vaincre, je fais joujou avec le Caribee, ce bateau, c’est ma drogue, le roulis me berce, je me fuis, je me fuis consciemment, les deux mains sur la barre, je reçois le suroît grand largue et je gîte à bâbord, appuyé contre le vent, ma hanche se soulève à intervalles réguliers pour laisser passer la houle longue qui m’attaque par le travers, je poursuis ma route vers le large, l’énormité de l’Océan s’étend devant moi, sans trace humaine, la terre derrière moi, diminuée, brumeuse, son parfum de feuille et de fumée se diluant peu à peu dans l’air salé et l’odeur de vernis neuf, derrière moi, le sillage, non pas droit, mais courbé à tribord par la dérive de ma course, huit nœuds peut-être, je taille ma route en refoulant l’écume des deux côtés de mon étrave, ma grand-voile bleue gonflée sans un faux pli de bas en haut, le foc génois rouge vif saillant comme un ballon, le mât courbé sous l’effort, les haubans de tribord tendus et vibrants comme des cordes de violon sous l’incroyable pression de la jolie brise force 4 qui peut encore forcir, mais sans danger, sans le souci de rouler de la toile et l’anxiété de courir à l’abri, beau fixe éclatant, insolent, sans un nuage, le soleil encore haut, une mer d’une coloration rassurante, un beau bleu profond sans traîtrise, vent et houle se contenant, laissant sentir des réserves de forces comme un tigre qui ronronne avec douceur tandis que les terribles muscles roulent sous la peau comme les vagues soulevant l’eau sans déferler, je referme les doigts sur la barre pour le plaisir de caresser l’acajou poli, mais je n’ai pas besoin de barrer, le Caribee s’équilibre sans dérapages ni écarts, sans loffer ni laisser porter, glissant dans le silence, ou plutôt, au milieu des bruits légers, discrets, berceurs, dont le silence est fait, le déchirement de soie de l’eau fendue par la proue, le clapotis de la lame sur le flanc de la coque, le sifflement de la brise dans les haubans tendus, le grincement de mouette des poulies, la plainte de la coque quand elle retombe dans le creux et son frémissement subit quand elle reprend son vol au ras d’une lame, moitié oiseau, moitié poisson, une aile rouge, une aile bleue, et son beau corps rond, lisse, verni, allongé se coulant dans la mer,
il ne se coule pas vraiment, Fa, lui, se coulait, sans sillage ni turbulence, c’était une joie de suivre sa souple avancée entre deux eaux, sans un remous, l’œil tendre et malicieux fixé sur moi, dès qu’il prenait son tournant, avec l’air de me dire, Pa, ne t’en va pas, Pa, reste encore un peu, Pa, tu es toujours parti, huit ans déjà depuis qu’il mordillait le biberon en se serrant contre nous peureusement, il se mettait à siffler et à grincer dès qu’il se sentait seul, nous étions épuisés par les veilles, c’est à ce moment-là que j’ai trouvé les deux petits radeaux en polyester entre lesquels il se tenait et qui, dans une certaine mesure, nous remplaçaient, du moins la nuit, quelle place il a occupé dans notre vie pendant tant d’années, l’unique préoccupation, le seul souci, le seul travail, nous avons pris tant de peine pour lui apprendre les cinq premiers mots, et ensuite, quelle accélération fantastique avec Bi, un cyclone nommé Hanna, oh, revivre, revivre toutes les secondes de ces six dernières années, pleines à ras bord de travail et de bonheur, cette portion de vie que j’ai vécue pour la première fois sans qu’une partie de moi soit sacrifiée à l’autre, sans me sentir sevré et mutilé, sans la suite imbécile de petites aventures sèches et dures à la Ferguson, Arlette et moi, les dauphins, l’équipe, Michael, quelle vie riche, dense, créatrice, allons encore une fois, allons encore une fois, la stupeur, l’interrogation sans trêve, le ressassement infini, je n’en finirai pas, ces pensées qui me rongent comme des rats, toujours les mêmes, elles tournent en rond comme dans le délire, la même itération maniaque, Lisbeth, Adams, Bob, Bob surtout, le moins motivé des trois, rampant millimètre par millimètre vers le but assigné pendant deux ans, mangeant avec nous, buvant avec nous, amical, souriant, zélé, je sais, on peut sourire, sourire, sourire et être un traître, mais l’absence incroyable de tout mobile, il ne nous haïssait pas, même pas, il n’a pas agi comme Lisbeth par esprit de vengeance, ou par obéissance comme Adams, le mal pur, gratuit, incompris de celui même qui le fait, je me souviens de son étonnement quand il m’a entendu dire, un jour, que j’aimais Fa, vous aimez Fa ? mais oui, ça vous étonne ? Mais, dit-il, Fa, après tout, ce n’est jamais qu’un sujet, comme un cobaye, un rat, un chien, nous l’avons tous regardé, stupéfaits, horrifiés, même Maggie, mais Bob, voyons, depuis tant d’années, il s’est repris, il a ri, il a tourné ça en plaisanterie, mais là, dans un éclair, son insensibilité, son inhumanité radicale, son irrémédiable sécheresse de cœur, j’aurais dû être plus attentif et me méfier, mais à partir du moment où il est devenu la mouche de C, il est devenu tabou, même maintenant je n’arrive pas à me faire à l’idée que Fa et Bi, plus jamais, je me souviens quand j’ai quitté Marian, je me réveillais la nuit, paniqué, trempé de sueur, à la pensée que je ne vivrais plus quotidiennement avec les deux garçons, c’était comme un coup de poignard en plein cœur, j’étais paralysé par une douleur dont je n’envisageais pas la fin, et pourtant, à cette époque, je les voyais deux ou trois fois par semaine, il y eut en lui un déclic, il regarda son bracelet-montre, deux heures déjà qu’il poussait le Caribee vers le large, il était temps de faire demi-tour, il voulait revenir avant la nuit, le chemin était impossible à prendre dans l’obscurité, il n’était même pas balisé, il libéra l’écoute de grand-voile, rentra le borne, poussa la barre sous le vent, le Caribee loffa, le bôme déborda à droite, il défit l’écoute du foc et l’amarra sur son taquet tribord, j’aurais pu t’aider pour le foc, cria Arlette de la plage avant, il fit non de la main, mollit l’écoute de grand-voile et l’amarra à son tour, je suis cuite, dit Arlette avec une fausse gaieté en sautant dans le cockpit, je vais m’habiller, elle disparut dans la cabine et une minute plus tard réapparut, vêtue d’un maillot rayé de marin, elle nicha son épaule contre celle de Sevilla, et elle dit d’une voix sourde, c’est à peine si je suis arrivée à lire, j’ai un cafard fou, à part te perdre je ne vois pas ce qui aurait pu arriver de pire, tu te rappelles comme on était heureux quand on a acheté la maison, et maintenant, tout est gâté, gâché, je n’arrive pas à y croire, j’ai l’impression qu’on va revenir en arrière dans le temps, comme un film qu’on enroule, qu’on va retrouver le labo, Fa et Bi dans le bassin, l’étude des sifflements, j’ai l’impression d’avoir perdu mes enfants, ma raison de vivre, j’ai sans arrêt envie de pleurer, il lui prit la nuque dans la main droite et attira sa tête contre son cou, oui, dit-il, il y a Fa et Bi, il y a aussi le travail, c’est terrible, après ces huit ans de recherches, de se retrouver les mains vides, sans rien à faire qu’à ressasser le passé, deux pauvres chômeurs sur un monceau de fric, il sourit avec amertume, le Caribee cinglait vers la maison qu’ils avaient aimée, les quatre heures en mer n’étaient qu’une parenthèse, ils revenaient vers le vide de leur vie, sans les dauphins, sans l’équipe, sans but, écoute, dit Sevilla, on va devenir fou, on ne peut pas continuer comme ça, nous partirons, j’ai pensé que tu aimerais connaître l’Espagne, demain, je téléphonerai à une agence, nous pourrions nous envoler à la fin de la semaine.
*
Département d’État, Washington, D.C
Professor H.C. Sevilla
Huatuey Island
The Florida Keys
Florida
Nous désirons vous informer que, par décision du Département d’État, en date du 24 août 1972 votre passeport et celui de Mrs H. C. Sevilla ont été annulés.
*
Entretien de H.C.S., visiteur,
et du détenu C. B. 476,
prison de SlNG-SlNG, 22 décembre 1972,
piece R. A. 74.612 confidentiel
Visiteur. – Comme vous le savez, je serais venu vous voir plus tôt si on m’y avait autorisé.
Détenu. – Je dois vous dire que je suis étonné de vous rencontrer dans de telles conditions de silence et de confort. C’est tout à fait inhabituel.
Visiteur. – Je suppose qu’on désire enregistrer notre conversation.
Détenu. – Vos facultés déductives me paraissent inentamées.
Visiteur. – Ce n’est pas une question de déduction, mais d’habitude. Je vous trouve en bonne forme.
Détenu. – On ne peut pas nous reprocher de mener une vie irrégulière.
Visiteur. – Bon moral ?
Détenu. – Le pire est passé.
Visiteur. – Vous avez eu des difficultés ?
Détenu. – Dans les premiers temps, oui, beaucoup, avec mes codétenus. Ils n’approuvaient pas mes opinions. Vous n’avez pas idée à quel point les classes criminelles sont conservatrices.
Visiteur. – Quel genre de difficulté ?
Détenu. – Ils interprétaient mon refus de servir au Vietnam comme une lâcheté. Pour eux, j’étais un nervous Nelly[52]. J’ai dû me battre.
Visiteur. – Alors ?
Détenu. – Huit jours de cachot à chacun. J’ai dit que c’était moi qui avais commencé. Mon adversaire aussi. Ici, comme vous savez, nous avons une haute idée de l’honneur.
Visiteur. – Je suppose qu’après cela, votre statut moral s’est beaucoup amélioré.
Détenu. – Beaucoup. Je n’étais plus un lâche, mais un cinglé. Et les cinglés, ici, ne sont pas mal vus.
Visiteur. – Parlons de nos lettres. J’en ai reçu vingt-sept au total.
Détenu. – J’ai fait le même compte. Aucune ne s’est donc perdue.
Visiteur. – Et aucune n’a été censurée.
Détenu. – Les vôtres non plus.
Visiteur. – À la bonne heure. Nous vivons dans un pays libre.
Détenu. – Je suis bien placé pour m’en féliciter tous les jours. Avez-vous réussi à savoir pourquoi on a annulé votre passeport ?
Visiteur. – Oui. Bien que mes relations avec des personnes politiquement suspectes soient critiquées, je ne suis pas un risque de sécurité, et j’ai toujours été loyal envers mon pays. Cependant, si je devais me rendre à l’étranger, on ne pourrait pas m’assurer une protection adéquate.
Détenu. – Bravo. On a donc agi au mieux de vos intérêts. Avez-vous rendu publique l’annulation de votre passeport ?
Visiteur. – Non. Goldstein me l’a déconseillé.
Détenu. – Peut-être a-t-il eu tort ?
Visiteur. – Je ne sais pas. Goldstein a été épatant. Il s’est démené comme un lion. Rien ni personne ne l’obligeait à tant se mouiller pour moi. Goldstein pense que rendre publique l’annulation est une arme que nous devons tenir en réserve.
Détenu. – Goldstein ne vous a pas conseillé d’espacer vos rapports avec des personnes politiquement suspectes ?
Visiteur. – Absolument pas.
Détenu. – Je lui en sais gré. Mais je dois vous dire, cependant…
Visiteur. – Ne dites rien. Vous allez dire des bêtises.
Détenu. – Bon, je me tais. Si vous me permettez de le dire, vous aussi, vous me paraissez en bonne forme.
Visiteur. – Nous avons eu un moment très dur quand on nous a enlevé Fa et Bi. Ça a duré deux mois. Puis, j’ai acheté un dauphin, plus exactement, une delphine, et j’ai organisé un laboratoire privé avec mes propres fonds.
Détenu. – Où avez-vous placé votre delphine ?
Visiteur. – En bas de la maison dans l’île, j’ai un petit port privé.
Détenu. – Vous ne le fermez pas ?
Visiteur. – Si. Je tends un filet entre les deux môles en profondeur et en hauteur. Mais c’est presque inutile. Au bout de quelques semaines, Daisy – c’est le nom de la delphine – a appris à franchir le filet d’un bond et à s’ébattre en pleine mer. Mais elle ne s’éloigne pas, sauf quand je sors moi-même en bateau, et elle revient toujours la nuit. Elle aime dormir contre le flanc du Caribee. Je suppose qu’elle considère le yacht comme une sorte de supermaman delphine qui lui accorde sa protection. La nuit, je tends à nouveau le filet entre les deux môles, par mesure de sécurité contre les requins.
Détenu. – Parlez-moi de Daisy. Quand je pense qu’il y a deux ans que je n’ai pas vu un dauphin !
Visiteur. – Désirez-vous que je vous envoie quelques films ? Pensez-vous que vous pourrez les passer ?
Détenu. – Sûrement. Nous avons tout ici, discothèque, cinéma, théâtre, et même une salle où on peut se bronzer à l’aide de rayons ultraviolets, mais seulement quand on approche du terme de son emprisonnement.
Visiteur. – Pourquoi à ce moment-là seulement ?
Détenu. – Pour avoir l’air, aux yeux de ses voisins, de revenir d’un long voyage sous les tropiques. (Il rit.) Sing-Sing n’est pas ce que vous croyez. Nous avons le souci du qu’en-dira-t-on.
Visiteur. – Je vous admire d’en parler avec ce détachement. Est-ce qu’on finit par s’adapter ?
Détenu. – Non. On ne s’adapte pas. Jamais. On vie sa vie entre parenthèses. Vous connaissez le cliché : trouver le temps long ; jamais je ne l’ai si bien compris. Vous n’avez pas idée de la durée du temps ici. C’est incroyable. Les jours se traînent comme des semaines et les semaines comme des mois. (Un silence.) Parlez-moi de Daisy.
Visiteur. – Eh bien, elle est gaie, espiègle, affectueuse, pas du tout timide comme l’était Bi dans les débuts.
Détenu. – Quel âge a-t-elle ?
Visiteur. – Si j’en juge d’après son poids et sa taille, elle doit avoir à peu près l’âge de Bi quand Bi est devenue l’épouse d’Ivan. Peut-être quatre ans.
Détenu. – Comment faites-vous fonctionner votre laboratoire ?
Visiteur. – J’ai engagé Peter, Suzy et Maggie.
Détenu. – Vous les payez sur vos propres fonds ?
Visiteur. – Oui.
Détenu. – Vous allez vous ruiner.
Visiteur. – Oh, il y a de la marge. Et quand il n’y aura plus d’argent, je m’arrêterai. En attendant, ça marche très bien. Nous avançons.
Détenu. – Il y a quelque chose que je ne comprends pas…
Visiteur. – Aussi vais-je vous l’expliquer : j’ai obtenu de Lorensen une copie de tous mes enregistrements.
Détenu. – Lorensen a dû avoir des ennuis.
Visiteur. – Immenses.
Détenu. – Que s’est-il passé ?
Visiteur. – Rien, en fin de compte. J’ai tous les sifflements de Fa et Bi, et maintenant, ceux de Daisy.
Détenu. – Où en êtes-vous ?
Visiteur. – Nous avançons.
Détenu. – Vous ne voulez pas en dire plus ?
Visiteur. – Non. (Il rit.)
Détenu. – Je ne m’attendais pas à vous voir ainsi, d’après vos dernières lettres. Vous avez repris tout votre dynamisme.
Visiteur. – Parlons un peu de vous.
Détenu. – Ce n’est pas un sujet bien intéressant. (Un silence.) Je suis là et j’attends.
Visiteur. – Êtes-vous toujours aussi pessimiste sur la situation internationale ?
Détenu. – Plus que jamais. Mais je suis optimiste aussi. À échéance lointaine.
Visiteur. – J’avoue que j’ai été soulagé que Jim Crooner ait été battu, et Albert Monroe Smith élu à la présidence. Smith est un moindre mal.
Détenu. – Je ne le pense pas. Smith fera exactement ce que Crooner aurait fait à sa place. La démocratie américaine consiste à donner à l’électeur l’illusion d’un choix. Pour les législatives, il a le choix entre deux partis également de droite. Pour la présidence, entre deux candidats également réactionnaires, mais dont l’un arrive à donner l’impression qu’il est plus libéral que l’autre.
Visiteur. – Oh, vous exagérez ! Je ne mets pas Smith et Crooner dans le même sac.
Détenu. – Je n’exagère pas. Voulez-vous quelques exemples ? En 1960, vous avez voté pour Kennedy, parce que vous pensiez qu’il était plus libéral que Nixon : et Kennedy a donné le feu vert à l’invasion de Cuba et à l’augmentation massive de nos « conseillers militaires » au Vietnam. En 1964, vous avez voté pour Johnson, pour faire échec à Goldwater : mais Johnson au pouvoir nous a lancés dans l’escalade que préconisait Goldwater.
Visiteur. – Vous pensez donc que Smith est tout aussi capable que Crooner de nous jeter dans une guerre avec la Chine.
Détenu. – Oui. Avec quelques discours moraux en plus.
Visiteur. – C’est déprimant.
Détenu. – Pas tellement. Voyez-vous, les élections ne comptent pas. Elles sont truquées dès le principe. C’est au niveau de l’opinion publique qu’il faut lutter.
Visiteur. – Oui, je sais. C’est le sens que vous donnez à votre prison.
Détenu. – Oui. Et quelquefois, je me sens découragé. La répression a marqué des points. Le nombre des réfractaires a diminué.
Visiteur. – Mais vous avez exercé, grâce à votre prison, une grande influence sur tous les gens que vous connaissez. Écoutez, je ne veux pas citer de noms, vous comprenez pourquoi, mais moi-même, vous m’avez ouvert les yeux sur certains problèmes.
Détenu. – Eh bien, si c’est vrai, ça vaut bien la peine d’être ici.
Visiteur. – C’est vrai.
Détenu. – Vous me faites une joie immense. Il m’avait semblé discerner depuis quelques mois un ton nouveau dans vos lettres.
Visiteur. – J’ai décidé de ne plus tenir aucun compte des photocopies et des enregistrements… Je crois qu’il est très mauvais de s’autocensurer à l’avance. Je suis plus que jamais résolu à dire ce que je pense.
Détenu. – Est-il possible que j’aie eu une part dans cette décision ?
Visiteur. – Certainement. Une grande part.
Détenu. – Je suis heureux au-delà de toute expression. Et quelle modestie est la vôtre ! Votre âge, votre position… après tout, je ne suis que votre élève.
Visiteur. – Ça n’entre pas en ligne de compte. Quand on cherche la vérité, on ne peut pas s’arrêter à des considérations de ce genre.
Détenu. – C’est très généreux à vous de me le dire. (Un silence.)
Visiteur. – Il est presque l’heure, je crois.
Détenu. – Attendez. Nous avons encore cinq minutes. Parlez-moi de Peter et Suzy.
Visiteur. – Eh bien, vous l’avez peut-être su, ils sont mariés.
Détenu. – Elle me l’a écrit. Suzy est une fille magnifique. Vous savez, j’aurais pu moi-même tombé amoureux d’elle, si Peter ne m’avait pas devancé.
Visiteur. – Elle parle de vous avec beaucoup d’amitié.
Détenu. – Oui. Moi aussi, je l’aime beaucoup. Je pense souvent à vous tous. (Un silence.) Ça n’a pas été facile de vous quitter.
Visiteur. – Nous vous attendons. Vous reviendrez travailler avec nous.
Détenu. – Dans trois ans. (Un silence.) Dans trois ans, les sifflements n’auront plus de secret pour vous.
Visiteur. – Il y aura d’autres problèmes.
Détenu. – Eh bien, alors, dans trois ans.
Visiteur. – Je reviendrai vous voir si on m’y autorise. Il est l’heure, je crois.
Détenu. – Au revoir. Écrivez-moi. Merci pour votre visite, et merci aussi pour… Enfin, merci.
Visiteur. – Au revoir, Michael.
*
Saigon, 4 janvier 1973 (U.P.I).
Le croiseur U.S. Little Rock volatilisé par une explosion atomique au large d’Haïphong. Pas de survivant.